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Ze blog off/de Philippe Mugnier-Eté

histoire

Une histoire des "Juifs des Gets"

Publié le 10 Novembre 2023 par Philippe Mugnier-Été dans Histoire

Pendant au moins tout le 19ème siècle, la légende est tenace : le village haut-savoyard des Gets aurait été fondé au 14ème siècle par des Juifs chassés de Toscane (supposément empoisonneurs de fontaines…) et accueillis par Dame Béatrix de Faucigny à condition de se convertir à la foi chrétienne… Cette thèse ne résiste pas une seconde à l’analyse des archives historiques complétement vides de toute pièce pouvant l’accréditer.
Carte postale bilingue de l'éditeur Levy Fils & Neurdein - fin 19ème-début 20ème

Cette baliverne est pourtant popularisée sans aucune preuve tangible dès le 1er tiers du 19ème siècle par l’abbé Marin Ducrey du collège de la chartreuse de Melan, diffusée en 1852 dans le journal local « Le Réveil », reprise en 1855 par l’abbé Bergoend (premier historien gêtois), publiée caricaturalement en 1865 par Francis Wey dans un célèbre récit de voyage en Savoie, renforcée de manière fantaisiste en 1875 par Antony Dessaix, reprise doctement par l’anthropologue Gabriel de Mortillet à la fin du 19ème… puis diffusée en masse au début du siècle par l’éditeur parisien (de confession israélite) Levy Fils & Neurdein via deux cartes postales des célèbres photographes Auguste et Ernest Pittier qui concourent ainsi à diffuser cette infox par l’industrie naissance du tourisme… Ces cartes postales (dont l’une est bilingue français-anglais !) ont dû être imprimées en plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires et ont été diffusées largement dans toute l'Europe (elles restent aisément trouvables en ligne en 2023 pour les collectionneurs). La proximité phonétique Les Gets-Les Juifs donne par ailleurs encore plus de force à la diffusion de cette légende d’une supposée origine juive des Gêtois.

Dans ses "Souvenirs historiques sur la paroisse des Gets", l'abbé Bernard Bergoënd (ancien professeur au collège de Melan fondé par l'abbé Ducrey) désigne même en 1855, selon "la légende du pays", les 5 premières familles supposément juives des Gets venues de Toscane : il s'agit des Antionio, des Bergoino, des Coppello, des Martino et des Ramello... Selon Francis Wey, ces "premiers colons" (précisons que le territoire gêtois était peuplé depuis des siècles, sinon des millénaires...) auraient planté à leur arrivée le "vieux chêne" (suite aux meilleurs soins qui pouvaient lui être donnés, sa maladie a conduit à devoir l'abattre après 7 siècles de présence. Sur le même emplacement, il a été remplacé en l'an 2000 pour marquer son renouveau et la continuité de ce symbole fort pour les Gêtois).

Article paru dans le bulletin municipal "La Vie Gêtoise"

Dans les textes circulant au 19ème siècle, les poncifs propres à l’antisémitisme d’alors ne manquent pas pour désigner des Gêtois au « visage très accentué », à l’« instinct les portant à la vie errante », à l’ « esprit mercantile » et « spéculateur », au « nez particulier » et « aquilin »... Comme l’a démontré dans les années 1980 dans sa thèse de doctorat l’anthropologue Dominique Abret-Defayet, ces propos s’inscrivent dans un contexte où les Gêtois d'alors font partie des communautés villageoises les plus moquées et vilipendées de toute la Haute-Savoie ! En cause, leur isolement, leur pauvreté, leur saleté, leur ignorance, leur rudesse, leur marginalité, leur habilité dans le commerce du bétail, leur errance sur les routes de l’émigration. Vivants sur un col situé entre le Faucigny et le Chablais, leur ancrage géographique ne serait pas très clair et franc...Sur les marchés alentours, le dicton « C’est pas un bête, c’est pas une gent, c’est un Gêtois ! » est frappant quant à la déshumanisation s’appliquant aux Gêtois. Des plaisanteries de bistrot les comparent à des singes... Dans l’esprit des villages alentours, il est alors entendu que le Gêtois serait un être inférieur et à part devant faire l’objet de moqueries, de dédain, d’opprobres voire d’exclusion.

Notons aussi que ces élucubrations d'"historiens" du 19ème siècle mélangent sous le vocable "juif", souvent dans une même détestation de l' "étranger" : les Israélites (relativement protégés par le Duc de Savoie Amédée VII dès 1430), les Sarrasins (venus dans les Alpes dès le 10ème siècle) ainsi que des vagabonds "Romanichels" (également dénommés "Egyptiens", repoussés des Gets en 1672 par les Syndics locaux en espèces sonnantes et trébuchantes). Le grand Gabriel de Mortillet, l'un des pères de la préhistoire française, parle pourtant du haut de sa science, avec grande confusion, de la "variété arabique" des "colonies de Sarrasins", se "retrouvant surtout en Chablais" dans des "villages désignés dans le pays par villages de Juifs"... L'amalgame musulman-israélite est à son comble.
Procession religieuse au début du 20ème siècle à la sortie de l'église des Gets (collection Philippe Mugnier-Eté)

 

Du 16ème au 17ème siècle, les prénoms bibliques tels qu'Abraham, Salomon, Isaac, Noémi...qui ne sont pas rares dans les familles gêtoises, ont certainement apporté leur part de confusion pour nos historiens du 19ème siècle. Enfin, en désignant l’un de leurs hameaux de « Palestine » (le Rocher-le Benevy-les Clos), et en prenant les sobriquets de "au Juif", des Gêtois jouent également un peu de cette mythologie improbable, sans pour autant s’affranchir eux-mêmes entièrement de l’antisémitisme structurel des mentalités d’alors, encouragé par les rites du clergé catholique local. Chaque année lors de la liturgie pascale, et ce jusqu’au début du 20ème siècle, les jeunes garçons gêtois sont invités le Vendredi Saint, après lecture de psaumes de Jérémie, à se mobiliser symboliquement en l’église et dans les rues du village en véritables petits soldats dotés d’une crécelle, une arme sonore pour "tuer les juifs déicides".
Crécelle fabriquée à la fin du 19eme siècle aux Gets pour les festivités pascales et la « chasse aux Juifs » (collection Philippe Mugnier-Eté)

Quelques décennies plus tard, lors de la Seconde guerre mondiale, les historiettes locales colportent que les Juifs fuyant le nazisme se seraient écriés en arrivant au pont des Gets « On s’en va, il y en a déjà ! ». En ces années, l’abbé Charles Philippe organise discrètement dans son presbytère une solidarité villageoise pour héberger des maquisards et met en place une véritable chaine humaniste permettant les passages clandestins de réfugiés juifs vers la frontière suisse… En 1980, de vieux paysans de la vallée voisine du Giffre parlaient encore des Gets comme « une colonie juive habitée de maquignons, de malins… ».

Bien que ne reposant sur aucun fait historique, la judéité imaginaire des Gêtois est donc consubstantielle à l’identité et à la mythologie de ce village haut-savoyard. Cette légende reste éclairante sur les fondamentaux de l’antisémitisme d’antan et malheureusement ses relents actuels en France et dans le monde.
Les Gêtois vilipendés pendant des siècles comme "étrangers" et originaux en leur pays de Savoie (car désignés tantôt comme Juifs, tantôt comme Sarrasins mais aussi comme "forçats venant d'une contrée lointaine"...) doivent leur richesse d'aujourd'hui au développement spectaculaire au 20ème siècle de l'économie touristique reposant entièrement sur l'accueil... de l'étranger ! Depuis les origines de la station dans les années 1930, certains entrepreneurs, touristes et résidents de confession juive ont par ailleurs apporté une contribution notable au développement de la station de montagne.
Dans le Musée de la Musique Mécanique, un espace est dédié au peintre et sculpteur Walter Spitzer (1927-2021), rescapé des camps de la mort de la Shoah, amoureux des Gets et fait citoyen d’honneur de la commune. Son œuvre, reconnue universellement, lui a permis d’être retenu pour réaliser le monument commémoratif de la rafle du Vel’d’Hiv, inauguré le 17 juillet 1994 par le Président de la République François Mitterrand. Ses 14 peintures exposées au musée sont flamboyantes, elles célèbrent l’amour de la vie et de la musique populaire, dont l’orgue de Barbarie - l’instrument emblématique des errants et des marginaux. La dernière toile acquise par le musée s’intitule « Ils quittent leur village natal »… En 2022, le peintre franco-israélien Pinkhas, héritier de l'École Juive de Paris au style expressionniste et naïf, a par ailleurs réalisé un tableau dénommé "Le Limonaire Gêtois" pour marquer le 40ème anniversaire de la musique mécanique aux Gets.
Walter Spitzer, peintre rescapé du ghetto de Varsovie et des camps de la mort où il fut déporté à l’âge de 16 ans, a toujours dessiné des toiles représentant un orgue de Barbarie, dont “La Fête Foraine”, ici exposé au musée. Photo Le DL /Chantal Bourreau

Cette histoire des Juifs des Gets doit pouvoir offrir pour longtemps un antidote parfait à l'antisémitisme, à une quelconque xénophobie ou rejet de la différence, aux Gets comme ailleurs. Elle présente, je l’espère, une valeur universelle pour mieux prévenir les maux qui nous guettent tous encore…

Philippe Mugnier
10 novembre 2023
Carte postale des photographes Auguste et Ernest Pittier - début 20ème siècle

Article publié le 10 novembre 2023 sur la page Facebook www.facebook.com/Histoiresdesgets

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All you need to know about LES GETS RETRO...

Publié le 22 Décembre 2022 par Philippe Mugnier dans Histoire

Une histoire DES GETS en 300 cartes postales anciennes - A History of LES GETS in 300 old post cards - Edition français/anglais - French/English edition

Ouvrage disponible via Amazon.fr

Le tourisme est l’industrie des voyages dans l’espace, mais aussi de ceux dans le temps…Aux Gets, village resté longtemps terra incognita des historiens, la carte postale touristique est le premier vecteur, le plus fidèle témoin et le plus puissant révélateur de l’histoire locale. Cet ouvrage réunit pour vous une sélection de près de 300 photographies, souvent inédites, afin révéler le passé de ce village de montagne. Ici, les habitants de l’antique province du Faucigny se sont longtemps vécus comme « sans histoire »…De talentueux photographes de renom, ou tombés dans l’anonymat, venus de loin ou nés ici, sont autant de passeurs de mémoire qui ont porté un regard distancié, parfois poétique et souvent artistique sur ce village d’une grande pauvreté, mais devenu, en un siècle à peine, l’une des stations de montagne les plus prospères des Alpes. La commune des Gets a fait sienne la devise de Virgile : « Audaces fortuna juvat », soit « La fortune sourit aux audacieux ». La saga de ce développement villageois hors normes mérite d’être mise en lumière.

Through tourism, we travel in space, but also in time… In Les Gets, a village that has long remained a terra incognita for historians, the holiday postcard is the first conveyor, the most faithful witness, and the most powerful revealer of local history. This book brings together for you a selection of around three hundred photographs, often unpublished, to reveal the past of this mountain village. Here, the inhabitants of the ancient Faucigny province have long lived “without history”… Talented photographers of renown, or those who have fallen into anonymity, whether from afar or born here, are all smugglers of memory who have taken a distanced, sometimes poetic and often artistic look at this village, which was very poor, but which became, in barely a century, one of the Alps’ most prosperous mountain resorts. The commune of Les Gets has adopted Virgil’s motto: “Audaces fortuna juvat,” or “Fortune favours the bold”. The saga of this unusual village development deserves to be brought to light.

 

 

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L’homme au balcon – Chroniques d’un Savoisien

Publié le 6 Décembre 2020 par Philippe Mugnier dans Histoire

L’histoire de la Savoie et de France revisitée via le regard espiègle d’un Gêtois dans les tourmentes du 19ème

Le temps est venu, la ferme doit disparaître. Dans une ultime visite, je remarque le regard énigmatique de Joseph qui m’invite à prendre la direction du mazot. Suivons-le, car ce petit grenier attenant à la ferme est destiné à conserver les objets précieux de la famille, ceux à protéger du feu et des autres calamités, dont l’oubli. Dans ce capharnaüm qui n’a pas bougé depuis des décennies, je découvre nerveux et explore curieux une grosse caisse en bois remplie de documents, de véritables étincelles de mémoires ! Comme trouvailles, des carnets d’histoires à déchiffrer mais surtout une photo : celle d’un homme au balcon. Un homme au balcon qui observe avec discrétion, tendresse et bienveillance les gens de sa famille et de son pays ; un homme au balcon entré dans le crépuscule de son âge et qui regarde rêveur et amusé le spectacle de la vie se poursuivant ici en liberté ; un homme au balcon qui songe à la grande pièce de théâtre de ce 19ème siècle qu’il a traversée en spectateur avec curiosité et malice, mais aussi en acteur avec gourmandise et inventivité ; un homme qui sait également que le balcon de sa ferme au décor théâtral est une scène, objet de toutes les attentions au cœur du village, avec lui dans le premier rôle… Les trésors de sa vie étaient donc bien protégés ici, dans ce mazot. Les voici maintenant réunis et réinterprétés dans cet ouvrage, comme une pièce de théâtre en vingt-neuf actes. Le 30ème reste à écrire…L’heure est donc venue : rassemblons ce qui était jusqu’alors épars pour donner un coup de projecteur et faire enfin lumière sur cet homme au balcon ! 1-2-3-4-5… 1 – 2 – 3… Rideau !

Sur l'auteur >  en historien dilettante, Philippe Mugnier porte un regard original et facétieux sur le passé de la Savoie, sous le prisme de parcours familiaux et individuels. Son premier opus  «Des Gets au Léman, une saga entre foi et loi » (paru en 2018) propose une histoire de son village natal des Gets, du Chablais et du Faucigny à l’aune d’une branche jusqu’alors inconnue de sa famille. Son second livre « L’homme au balcon – Chronique d’un Savoisien» éclaire la richesse et complexité du 19e siècle via le destin singulier d’un homme qui l’a traversé dans nombre de ses composantes : son aïeul Joseph Mugnier, dit « Le Lyonnais».

Sur l'ouvrage > Livre de 272 pages illustrées 21,6 x 1,6 x 21,6 cm publié en autoédition - disponible dès décembre 2020 au prix de 39,90 € TTC via divers libraires de Savoie (liste des distributeurs sur la page Facebook ci-dessous) ainsi que sur la librairie en ligne www.amazon.fr - ISBN 979-10-699-6284-2

En savoir plus > www.facebook.com/HistoiresDesGets

Critique du Lelitteraire.com à lire ici

 

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Des Gets au Léman : une saga entre foi et loi

Publié le 2 Juin 2018 par philippemugnier dans Histoire

Un récit généalogique parcourant l’histoire des Gets, de la vallée d’Aulps et des bords du Léman. L’histoire locale des provinces du Chablais et du Faucigny en Savoie revisitée à l’aune d’une originale saga familiale.

L’HISTOIRE

En 1572, avant que le Royaume de France ne commette ses pires massacres religieux lors de la Saint-Barthélemy, un abbé dévoyé et issu de l’une des plus illustres lignées nobiliaires de Suisse parvient – faute de mieux - à marier sa fille bâtarde à Pierre Mugnier, petit notable savoyard du col des Gets en Faucigny alors en proie aux assauts de calvinistes bernois. Dans ce village de montagne supposément peuplé dès le 14ème siècle de Juifs chassés de Toscane - ou de Sarrasins selon certains… - le destin de cette famille de modeste extraction paysanne bascule alors en se mettant au service de la reconquête catholique en Chablais. En lien avec la Maison de Savoie et le futur Saint François de Sales, une nouvelle branche de « Mugnier des Gets » connait alors, par ce pas de côté, une promotion sociale express via le notariat et l’église, l’arrachant ainsi à un destin paysan qui lui était tout tracé dans les alpages. Pendant deux siècles, ces hommes et femmes de Foi ou de Loi seront à l’origine du développement, et à la tête, d’institutions religieuses du Bas-Chablais, avant que l’idéologie révolutionnaire de 1789 ne marginalise, puis n’éteigne définitivement, cette lignée familiale sur les bords du Léman. Leurs très lointains cousins, dont ils se sont détachés au 16ème siècle, restèrent de modestes paysans de montagne jusqu’à la naissance au 20ème siècle de ce qui allait devenir une station de ski de renom. Ce récit généalogique d’une branche jusqu’alors inconnue des « Mugnier des Gets » nous conduit à revisiter de nombreux épisodes originaux de l’histoire des provinces du Chablais et du Faucigny ainsi que du village des Gets, de ses origines burgondes à nos jours.

CRITIQUE

Parue le 24 mai 2018 www.lelitteraire.com/?p=40582

 

LE LIVRE

Ouvrage de 156 pages illustrées (2,6 X 0,9 X 21,6 cm) en vente 24,90 € TTC via notamment la librairie en ligne www.amazon.fr, la Maison de la Presse des Gets et Librairie Passaquin de Morzine

 

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